Tout à coup, les cymbales et les trompettes de la fanfare se
taisent. Les passants s'immobilisent. Un silence s'installe dans
l'assemblée des 25.000 visiteurs entassés sur la place principale
d'Arbois, village de 3.500 âmes au coeur du vignoble jurassien. Ils sont
venus assister à la naissance du vin jaune. Sur l'estrade, le maître de
cérémonie perce le tonneau préalablement béni à la messe du matin.
Santé! Les festivités peuvent reprendre.
Pendant deux jours, le coeur d'Arbois bat la chamade. Comme tous les ans, le "roi des vins et vin des rois" est
célébré au cours de la fête de la Percée, qui se déroule chaque premier
week-end de février. Six longues années et trois mois après la récolte,
les vignerons Par peuvent enfin goûter leur nectar d'or. En 2011, la
manifestation a réuni près de 60.000 personnes: un record qui en fait la
plus importante fête vinicole française. Armée de dix tickets de
dégustation et d'un verre autour du cou, la foule investit les ruelles,
descend dans les caveaux voûtés à la rencontre des producteurs, s'initie
aux plaisirs de la gastronomie franc-comtoise, et goûte le fameux vin
jaune, encore trop méconnu. C'est cette méconnaissance qui a incité
Bernard Badoz, vigneron de Poligny, à créer la Percée en 1997. Piqué au
vif par la question d'une journaliste viticole sur la différence entre
le vin jaune (très sec) et le vin de paille (très liquoreux), il décide
de faire découvrir son patrimoine au plus grand nombre. L'idée fait
mouche dans un pays pourtant "peu porté sur le marketing", s'amuse Badoz.
Quinze ans plus tard, le vin jaune est entré dans la cour des grands.
A la vente aux enchères organisée lors de la Percée 2011, une bouteille
de 1774 a été adjugée 57.000 euros, un prix jamais atteint pour un vin
du Jura. Fait rare parmi les collectionneurs: ses heureux acquéreurs ont
décidé de boire ce nectar issu d'une vigne taillée sous Louis XV et
vendangée sous Louis XVI. Ils ne seront pas déçus... Pierre Rolet, qui
dirige le Domaine Rolet, deuxième domaine du Jura viticole, a participé à
la dégustation d'une bouteille issue du même lot. "A peine avions-nous ouvert le bouchon que les senteurs de noix ont embaumé la cave, se rappelle-t-il. Le
vin avait conservé tout son goût de jaune et acquis en finesse. Une
bouteille magnifique arrivée à son apogée. Nous avons fait analyser un
échantillon du liquide et deux cent dix-huit ans après, il restait 12,3
degrés alcooliques. Incroyable."
Le vin jaune ne s'arrache pas seulement dans les salles des ventes.
D'Anne-Sophie Pic à Georges Blanc en passant par la maison Bernard
Loiseau, les chefs étoilés en sont fous."J'aime beaucoup sa subtilité et l'originalité qu'il apporte au plat",
déclare Michel Roth, chef des cuisines du Ritz, qui propose à ses
clients une sole au vin jaune, jus de coquillages et échalotes, ou des
asperges vertes et foie gras de canard voilé au comté, mousseline au vin
jaune. Le coq aux morilles et au vin jaune est devenu un
classique. Le vin d'or s'invite aussi à la carte des desserts. Thierry
Moyne, chef de La Balance Mets et Vins, à Arbois, suggère une divine
crème brûlée au vin jaune et curry. Il s'associe aussi parfaitement aux
menus épicés thaï ou indiens. On peut le boire tout simplement à
l'apéritif avec des noix et des dés de comté. Pour en apprécier toutes
les subtilités, ouvrez-le quelques heures à l'avance et servez-le à
température. Inutile en revanche de vouloir le conserver à tout prix
pendant des années: contrairement à sa réputation de vin de garde, il
peut être bu dès sa mise en bouteille. La gastronomie constitue une
bonne porte d'entrée pour découvrir cet or liquide, difficile d'accès,
mais vénéré par les initiés. Pour sa chanson Le Dernier Repas, Jacques Brel réclamait "de ce vin si joli qu'on buvait en Arbois", tandis que le Jurassien Louis Pasteur, créateur de l'oenologie moderne, louait ce"vin d'or", dit "vin des rois" parce qu'il était le favori d'Henri IV et de François Ier.
Rude, le vin jaune est à l'image des hommes dont il fait la ferté:
pas facile à apprivoiser. A la première dégustation, seul un novice sur
dix l'apprécierait d'emblée. "C'est comme un morceau de roquefort que l'on ferait goûter à un enfant de 2 ans",
explique Jean-Charles Tissot, président du Comité interprofessionnel
des vins du Jura. Le premier contact s'établit avec les yeux: il faut
prendre le temps de l'observer, d'admirer sa robe dorée et lumineuse qui
virevolte dans le verre et laisse son empreinte sur les parois.
Humez-le. Les premiers arômes déconcertent mais ne se laissent pas
oublier. Imprégnez-vous encore de ce parfum qui ne ressemble à rien de
connu. Comment un vin blanc peut-il dégager autant de puissance?
Goûtez-le. Cette puissance s'installe en bouche dès la première gorgée
et s'intensifie avec chacune des suivantes. Tant de saveurs, les
papilles s'affolent. Elles reconnaissent des arômes de noix, les plus
caractéristiques, mais aussi de noisette, de pain d'épices, de pain
grillé, de muscade, de miel, de morille, d'orange, voire de cuir ou de
truffe quand il prend de l'âge. Certains imaginent à tort que le vin
jaune est un vin sucré. Il s'agit au contraire d'un vin vif, très sec,
presque amer.
Sa complexité tient à son mode d'élaboration, à son cépage, le
savagnin, et au terroir jurassien constitué de marnes grises, terres
argileuses et calcaires. Le vin jaune est une aberration oenologique. Le
jus repose six ans et trois mois en fût de chêne après les vendanges,
sans que le vigneron intervienne à aucun moment, contrairement à toutes
les méthodes viticoles connues. Le savoir-faire de l'homme s'exerce en
amont. Mi-octobre, on égrappe les vignes cultivées sur les terres
vallonnées du Jura. Les baies de savagnin cueillies en toute fin de
maturation sont placées dans des cuves pour une vinification classique.
Le secret du vin jaune tient surtout à son élevage unique. Après la
fermentation alcoolique et la fermentation malolactique qui dure
jusqu'au printemps, les vins sont transférés dans les tonneaux. Ces
derniers sont stockés dans une cave sèche et aérée qui doit enregistrer
de grands écarts de température (de 8 degrés en hiver à 15 degrés en
été). Les fûts ne sont jamais neufs, souvent récupérés en Bourgogne
après avoir perdu tout goût boisé. Les vignerons jouent parfois avec les
contenants pour modifier les saveurs. Un exercice auquel s'est prêté
Stéphane Tissot, qui a tenté une expérience avec un fût de whisky.
Résultat surprenant et réussi pour cette unique production de vin jaune W
aux accents tourbés. Dans tous les cas, les tonneaux ne sont jamais
remplis à ras bord, ce qui ménage une poche d'air au contact de laquelle
va se former un voile de levures.
Cette fine couche de l'épaisseur d'un papier à cigarettes isole le
vin de l'oxygène enfermé dans le fût et lui donne son incomparable "goût
de jaune", alors que partout ailleurs ce procédé conduirait
inévitablement à produire du vinaigre. Pendant les six années de
maturation du vin jaune, le fût n'est donc pas rempli, "ouillé" comme
disent les professionnels, pour compenser l'évaporation naturelle du
vin. Cette « part des anges » représente près d'un tiers du contenu
initial. Autrement dit on ne récupère que 62 centilitres de vin pour 1
litre au départ. Cette bizarrerie explique le format spécial du
"clavelin", seule bouteille homologuée pour le conditionnement du vin
jaune.
Prestige du nom oblige, le vin n'est produit que sous quatre
appellations AOC: Arbois, L'Etoile, Côtes-du-Jura et Château-Chalon, le
nec plus ultra. La légende attribue sa naissance aux abbesses de ce
petit village classé qui, privées des plaisirs de la chair, reportèrent
leur amour sur le vin. Un autre récit, moins poétique, raconte qu'un
vigneron aurait découvert en revenant de la guerre la délicieuse
métamorphose de son vin laissé à l'abandon dans un fût. Providentielle
négligence! Désormais, l'élaboration est réglementée et les exploitants
doivent laisser leur production reposer au minimum six ans. Certains
font durer l'attente une année de plus.Cette contrainte n'est pas la
seule. Pour atteindre la perfection, les vignerons s'imposent des
contrôles de qualité très pointus. Une commission de contrôle de
l'appellation Château-Chalon passe dans les vignes avant les vendanges
pour vérifier que le raisin a toutes les qualités requises. Une seconde
équipe, composée de professionnels et d'amateurs de vin, teste à
l'aveugle le produit qui doit être vendu. Ces deux commissions ont le
pouvoir immense de déclasser le futur vin d'appellation Château-Chalon.
La menace n'est pas virtuelle: le déclassement total a été prononcé pour
les récoltes 1974, 1980, 1984 et 2001. Certaines maisons ont alors
transformé leur production en Côtes-du-Jura. D'autres ont choisi de
jeter six années de travail dans l'évier. "C'est terrible d'un point de vue économique",
explique Laurent Macle, sixième génération à exploiter le domaine à son
nom. La sanction est d'autant plus cruelle que la production du Jura
reste modeste: seulement 2.200 hectares de vignes, contre 120.000 dans
le Bordelais. L'excellence se paie au prix fort. Cette année,
heureusement, il n'y a pas de quoi s'alarmer: le millésime 2005 est
prometteur. Le suspense est cependant à son comble à quelques jours de
la Percée qui se déroule les 4 et 5 février dans le village de
Ruffey-sur-Seille. Là, les 40 000 visiteurs attendus lèveront une
nouvelle fois leur verre à la naissance du vin des rois.
Et la percée 2014 se déroulera à Conliège et Perrigny